Entrevue avec Victor Billette de Villemeur, Product Manager chez L’Oréal
Du nouveau dans notre série d’entrevues « Customer Obsessed », qui dresse le portrait de leaders produits ! Cette fois, nous avons eu la chance de nous entretenir avec Victor Billette de Villemeur, Product Manager au Tech Accelerator de L’Oréal (et bien connu par la communauté produit francophone pour son travail de vulgarisation du produit et de l’agilité sur Linkedin).
Comment passe-t-on d’un parcours académique X/Sciences Po vers une carrière en produit ?
C’est comment, faire du produit au sein d’une giga-entreprise centenaire ?
Comment “l’esprit L’Oréal” lui facilite les choses ?
Selon lui, quels sont, les principaux défis rencontrés par les organisations/équipes produit ?
Et pour finir, sa mission de partage et quelques trucs et ouvrages de référence.
Merci encore Victor pour ton partage, c’était vraiment un plaisir!
Si tu devais te présenter simplement à quelqu’un qui n’est pas dans l’industrie, tu lui diras quoi?
Premièrement, que je travaille dans le monde du numérique. Je construis des applications, des outils digitaux qui vont aider les gens à réaliser plus facilement certaines tâches et à changer leur quotidien.
Ensuite, que j’aime partager des choses autour de cette première activité. Comment fait-on pour construire ces produits digitaux, en s’assurant qu’ils soient de bonne qualité et qu’ils servent bien les besoins identifiés.
Je pense que c’est important de vulgariser, de permettre aux gens de bien comprendre ce sur quoi ils travaillent. C’est un sujet assez nouveau, alors en parler, ça peut permettre d’aider à prendre de meilleures décisions, de dédramatiser certaines choses, et de les faire avancer dans le bon sens.
Tu as un parcours académique intéressant (Polytechnique et Sciences Po). Comment as-tu cheminé vers le product management?
Schématiquement, un product manager, c’est quelqu’un qui navigue entre trois mondes: Business, Tech et UX. Si je dois me situer, j’arrive d’abord de la partie technique. Je suis ingénieur, avec un parcours académique qui intégrait les mathématiques et la physique. J’aimais beaucoup résoudre des problèmes complexes. C’est d’ailleurs ce que j’ai encore l’impression de faire aujourd’hui, résoudre des problèmes complexes à l’aide d’outils théoriques, de sciences et de lois empiriques.
Je suis aussi teinté par le côté business, notamment via ma formation à Sciences Po. J’ai appris à bien expliquer les choses, et à bien mettre en avant l’essentiel.
J’ai commencé ma carrière en conseil et je me suis très vite intéressé aux sujets liés au développement informatique et au digital. C’est l’agilité qui m’a assez naturellement amenée au product management.
J’aime que ça me permette de continuer à toucher à une palette très large d’expertises. Je pense que ça aurait fini par me frustrer si j’avais dû me restreindre uniquement au volet technique.
Quand on parle de culture produit, on pense souvent aux big tech ou au monde des start-ups. Tu travailles chez L'Oréal, un des plus grands groupes internationaux. C'est comment de faire du produit dans la très grande entreprise?
Question intéressante! Il y a des choses qui se passent plutôt bien, et d’autres moins.
Deux choses très positives pour commencer:
L’Oréal est historiquement très “tiré” par le marketing. Il y a des parallèles importants à faire avec l’agilité, au sens où les réflexions sont focalisées sur l’utilisateur. Il y a une forte volonté de créer des produits qui lui conviennent bien, le tout supporté par la recherche. Dans la culture de l’entreprise, il y a la volonté de faire des choses qui servent, et de les vendre de manière intelligente.
L’Oréal a beaucoup grossi par acquisitions. Le fonctionnement est assez décentralisé, avec des entités qui travaillent en parallèle. Côté informatique, le phénomène de décentralisation est présent également. Il y a une forte culture de l’autonomie, d’équipes “empowered” qui est véhiculée. Bien que ça soit un grand groupe centenaire, ce sont des valeurs qui sont très ancrées dans la culture de l’entreprise. On parle à l’interne de “l’Esprit L’Oréal”, qui est une sorte de chaos organisé, qui vise à libérer les énergies et les amener dans la bonne direction, mais en évitant de contraindre les gens. Encore une fois, on est très proche de l’agilité et du product management.
Quand tu lis Empowered de Marty Cagan, il explique que ça prend une vision très claire, avec des équipes inspirées par cette vision et par la mission de l’entreprise. C’est très vrai dans une entreprise comme L’Oréal. De mon expérience, c’est assez rare dans les grandes entreprises qui sont souvent très centralisées avec une DSI toute-puissante.
Le côté plus difficile par contre, c’est qu’on est extrêmement perfectionnistes. Il y a un côté très français et très porté par le marketing. Quand tu lances un produit à l’instant donné, tu ne peux plus le rattraper. Ça fait en sorte qu’ils sont ultra-vigilants et perfectionnistes. Nous, en informatique, on a la chance de pouvoir sortir un produit et de le faire évoluer, mais même s’il y a des progrès sur ce volet, ça va un peu à l’encontre de la culture l’Oréal d’admettre que c’est en échouant que l’on apprend.
Et ton rôle, dans tout ça?
J’interviens pour développer des applications “métiers” à destination des employés de l’Oréal, pour supporter la chaîne de valeur qui permet de créer un produit cosmétique: la recherche en amont, les opérations, les ventes, le marketing, la finance, etc. Il y a plusieurs équipes numériques qui travaillent sur une multitude de produits. Ces équipes ont différentes structures, différents niveaux de maturité, etc. Je gravite autour de ces équipes pour les appuyer, les aider à renforcer leurs pratiques et leur fonctionnement, en étant avec eux sur le terrain.
Tu interviens auprès de nombreuses équipes de produit. Est-ce que tu chamboules les façons de faire? Comment est-ce que c'est perçu par les équipes et le management?
Ce qui est plutôt bien, c’est que le product management a le vent en poupe, donc les gens connaissent et trouvent ça intéressant. Ils ont généralement envie d’en faire. Le problème en revanche, c’est justement qu’ils vont avoir tendance à en faire, mais pas forcément très bien, et avec des attentes très importantes. Alors forcément, si ça ne marche pas du premier coup, et ça ne marche jamais du premier coup, ça peut générer des grosses déceptions. Donc globalement, l’environnement est enthousiaste, mais il faut rationaliser les choses et bien gérer les attentes.
Tu es très connecté dans l’industrie. Selon toi, et à travers ce que tu entends de la part de tes pairs, quels sont les principaux défis rencontrés par les organisations/équipes produit?
Il y a 3 gros écueils que je rencontre le plus fréquemment:
La culture de l’entreprise. C’est compliqué de mettre en place une approche “test & learn”, de bien diffuser l’information entre les différents départements, et de faire en sorte que tous les maillons de la chaîne travaillent ensemble efficacement. Ça prend des formes un peu différentes d’une entreprise à l’autre, mais ça revient beaucoup.
L’excellence technique, la qualité de la conception des produits. On sous-estime souvent cet aspect, notamment en France. Le métier de développeur n’est pas assez mis en avant. On ne les voit pas comme des rock stars ou comme des gens cruciaux dans l’entreprise. C’est un peu l’inverse ailleurs dans le monde, notamment aux États-Unis. Un développeur qui est payé très cher en France, c’est assez rare. Les acteurs de la tech sont souvent perçus comme des consommables, et je vois ça comme un problème car on néglige la conception technique et à un moment, on se retrouve à perdre en agilité à cause d’une accumulation de dettes techniques. Tous les grands penseurs du product management le disent: 50% de tes idées d’innovation vont venir de tes développeurs. C’est un vrai souci.
Le dernier point, je dirais que c’est la faible emphase sur l’expérience utilisateur. Je ne parle pas d’avoir de belles interfaces, mais vraiment de mettre l’accent sur le problème qu’on souhaite résoudre, et non pas quelle est la solution que je veux construire. Et aussi, le faire tout au long du cycle de vie du produit. C’est difficile, car le métier de designer produit n’est pas encore très connu ou développé.
Est-ce qu’il y a des pratiques qui sont chères à ton cœur? Des petites choses que tu recommandes et qui vont faire la différence?
Apprendre de ses échecs. L’échec est important et nous pousse à nous poser les bonnes questions, et nous permet de livrer de la valeur de manière itérative et progressive.
Côté technique, tout ce qui est lié à ce qu’on appelle l’artisanat logiciel, comme le TDD (Test Driven Development), le Domain Driven Design, et tout ce qui est des pratiques DevOps. On ne peut pas toujours le mettre en place partout, mais il faut essayer de s’en inspirer au maximum.
Sur le UX, beaucoup investissent sur la recherche utilisateur. Passer du temps à observer ton utilisateur, avoir des informations non biaisées pour identifier le bon problème à résoudre.
Tu investis pas mal de temps sur linkedin pour démystifier et vulgariser un éventail très large de concepts en lien avec le produit et les équipes. As-tu une mission précise? Un objectif?
On a accès à une masse de connaissances incroyable grâce à internet. J’ai envie d’y participer, d’apporter ma pierre à l’édifice. J’ai personnellement beaucoup appris et j’ai envie de partager, tout d’abord parce que je crois que ça peut aider des gens. Ça me permet également de bâtir un réseau, de progresser en écriture, de réfléchir à des sujets de fond et me faire challenger. Mais le but est surtout d’avoir un impact en partageant des choses importantes pour les gens.
Pour finir, pourrais-tu nous partager un top 3 des livres qui t'ont inspiré et que tu conseilles à tout le monde?
Avec plaisir!
Un livre un peu généraliste sur le product management, je conseillerais "The Product Book: How to Become a Great Product Manager" (de Josh Anon et de Carlos González de Villaumbrosia) qui est très bien (disponible gratuitement ici via The Product School).
Ensuite, “The DevOps Handbook: How to Create World-Class Agility, Reliability, and Security in Technology Organizations” (de Gene Kim, Jez Humble, Patrick Debois et John Willis) sur le sujet devops mais pas du tout technique, très accessible et vraiment sympa.
Et pour finir, “Accelerate: Building and Scaling High Performing Technology Organizations", (de Nicole Forsgren, Jez Humble et Gene Kim). C’est un peu un ovni dans cette liste, mais je pense qu’il va marquer l’histoire de la tech.
Merci encore Victor d'avoir accepté de partager ton expérience avec nous! À très bientôt! 🙏😃